Jean-Marie Blas de Roblès – Là où les tigres sont chez eux.
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“Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux.” Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) “Les Affinités électives”
Non pas un roman ou un essai, mais un magnifique conte baroque avec des clins d’œil d’érudit. Le troubadour, Jean-Marie Blas de Roblès, narre deux histoires, servies par une prose légère d’érudit souvent poétique. Ces destinées, ces vies parallèles et croisées, placées sous l’égide de l’épigraphe de Goethe posant, en quelques mots, la question du déracinement, des repères, de l’intégration, des différences.
Clin d’œil, notre troubadour a choisi pour illustrer cette pensée du XIXème siècle d’une part la vie d’une série de personnages du Sertão dans le Nordeste brésilien du XXème et d’autre part la vie et l’œuvre du jésuite Anasthase Kircher (1602–1680) en Europe au XVIIème siècle. Les chapitres se répondent avec l’utilisation de l’esperluette permettant de situer les moments où nous sommes au XVIIème de ceux où nous nous perdons dans le Mato Grosso.
Au Brésil, Eleazard von wogau, et son perroquet Heidegger, correspondant de presse inutile dans cette ville abandonnée d’Alcantara (clin d’œil) proche de São Luís do Maranhão, (Clin d’œil, ce fut la seule ville du Brésil créée par des Français au XVIIème !) étudie une biographie de Kircher probablement écrite par Caspar Schott (1608-1666), fidèle compagnon du Père jésuite. Biographie ou hagiographie de ce génie polymorphe aux confins de la Renaissance et du Baroque, en fait est une belle figure de jésuite scientifique ? Mais ce Père jésuite n’utilise-t-il pas son génie pour défendre des positions officielles que sa science lui en montre les apories. On peut s’étonner de voir un génie scientifique déclamer : “L’Ennemi, hurla Kircher, le Tentateur ! L’Ange déchu ! L’Ignominieux ! Repentez-vous, pécheurs pour échapper à ses griffes & aux tourments que vous réserve en enfer l’armée de ses démons ! Voici venir Beydelus, Anamelech, Furfu & Eurynome ! Baalberith, conservateur des archives du mal ! Abaddon, ange exterminateur ! Tobhème, cuisinière de Satan ! Philotanus, que son nom même désigne à notre opprobre ! Et puis encore Lilith, Nergal & Valafar ! Moloch, Murmur, Scox, Empuze & Focalor ! Sidragasum, qui fait danser les femmes impudiques ! Bélial, ô séducteur crapuleux, Zapam, Xezbeth, Nysrak & Haborym ! Hors d’ici, Asmodée ! Et toi, Xaphan, retourne à tes chaudières ! Ombres & Stryges, fées, furoles & ondines, disparaissez de notre vue. ”
Eléazard s’entretenant de Kircher avec un compagnon, le Dr Euclide : “Et qui aurait pu s’aviser d’être athée à son époque ? Tu crois réellement que c’était possible, ou seulement pensable, même pour un laïque ? Non par crainte de l’Inquisition, mais par manque de structure mentale, par incapacité intellectuelle d’imaginer un mode sans Dieu. N’oublie pas qu’il a fallu encore près de trois cents ans pour que Nietzsche parvienne à exprimer ce reniement.” Clin d’œil, anachronisme d’érudit, en effet il existe un vrai Euclide da Cunha (1866-1909) qui a joué un grand rôle dans le Sertão.
Autour d’Eléazard des vies, des histoires, liées par anachronisme, par Goethe, par le Troubadour ensorcelant, des personnages : le méchant Colonel Moreira, Gouverneur et autocrate local (clin d’œil encore il rappelant le XIXème siècle et la fondation du Brésil avec Pedro 1er ), Elaine, son ex-femme, partie dans le Mato Grosso avec une mission scientifique où l’on trouve le fils de Moreira. La rencontre avec les trafiquants d'armes et les Indiens qui n'ont encore jamais vu de blancs, Moéma, sa fille, qui en fait de Faculté découvre drogue, amour, vie et Zé, le routier désargenté. Nelson, le cul de jatte des favelas rêvant de Lampião et des cangaceiros, la literatura de cordel, le Sertão chanté par Lavilliers, les indiens Tupinambas.
“Tudo bem ? Tudo bom. Eléazard éprouvait une véritable jouissance à proférer ces mots rituels de bienvenue.”
le Sertão : “Disparu le soleil incendiait l’espace ; en ombres chinoises sur le ciel, les arbres géants découpaient de sages cumulus aux contours de braises. Les stridulations croissantes des insectes relayaient peu à peu les cris des oiseaux égarés, vagissant une dernière fois leur inquiétude de la nuit. Sur la berge, à quelques mètres du bateau, une branche brisée, un froissement furtif dans les buissons agaçaient à tout instant ses sens en éveil.”
“En bande ils vous dévorent un bœuf en moins de deux ! Vous savez ce que ça veut dire, piranha, en tupiguarani ? Poisson-ciseau, pas mal, non ? ”
“Les Indiens les observaient avec une discrétion inversement proportionnelle à leur curiosité.[…] Ceux-qui-sont-venus-de-la-nuit ne les intimidaient pas, la moindre des politesses envers les nouveaux venus, fussent-ils des être surnaturels, commandait cette réserve amicale. Regarder une femme dans les yeux, c’était déjà coucher avec elle ; fixer un homme faisait de lui un ennemi mortel ; entre la séduction ou le combat, il n’y avait aucune place pour l’élan, sauf à mettre en péril l’ordre du monde.”
A bord d’une jangada avec João, au large de Canoa Quebrada (avant l’homo turisticus), Roetge, professeur d’Université, “comprit qu’il ne parviendrait jamais à lui décrire une réalité ne valant plus, il s’en apercevait tout à coup avec un sentiment d’amertume et de dépossession, que par son insolence. Sommé de légitimer la civilisation occidentale, et de se justifier par elle, il échouait à isoler une seule curiosité susceptible d’intéresser cet homme. Un homme pour lequel les richesses naturelles de la terre, son ensoleillement l’influence de la Lune sur tel ou telle plante avaient encore valeur et signification ; un être intelligent, sensible, mais vivant dans un monde où la culture devait s’entendre au sens propre, comme un humus, comme un fonds. ”
Après ce conte dans le temps et l’espace, de la révolte et la transgression
“Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que le révolte est le seul acte véritable de liberté, et par conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créateurs, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un état, à une idéologie, à une technique, que sais-je…à tout ce qui représente un jour comme le fin du foin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque.[…]S’il y a un concept qu’il aurait fallu analyser avant de s’en débarrasser, comme nous l’avons fait avec tant de hâte et de soulagement, c’est bien celui de « révolution permanente ». Une notion que je préférerais appeler « critique » ou « rébellion permanente » pour échapper au coté circulaire du premier terme.”
Un mot sur l’auteur Jean-Marie Blas de Roblès
Voyageur érudit, archéologue de terrain habitué du rivage des Syrtes et des déserts libyques. Là où les tigres sont chez eux est le fruit de dix ans de travail, roman somme qui interroge le genre avec une formidable érudition mise au service d'un merveilleux sens de la narration et a obtenu en 2008 rien de moins que le Prix du Roman FNAC, le Prix Jean Giono et le Prix Médicis.
Un magnifique conte, un ensorcelant troubadour, une histoire, des vies, des vérités, des transgressions… A lire, relire, faire lire.
Merci à Valeurs Actuelles qui me l’a fait découvrir et à Laurence qui me l’a fait ressortir de ma bibliothèque où il dormait sagement depuis…
“Es wandelt niemand ungestraft unter Palmen, und die Gesinnungen ändern sich gewiß in einem Lande, wo Elefanten und Tiger zu Hause sind.”
*Johann Wolfgang von Goethe “Wahlverwandtschaften”
Clin d'œil final vous aurez noté que Tiger und Elefanten n'existent pas au Brésil.
Edition Zulma, 2008, 765 pages, 24,50€, XXII chapitres,Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008
Lectori salutem, Patrick